vendredi 28 mars 2014

Séance du 11 mars 2014

Istanbul ou Constantinople ?

Par Jean-Marc Meyer

Eminönü

Comment percevoir cette ville immense en seulement quelques jours, comme ce fut le cas en octobre 2012 et en juin 2013? La capitale économique de la Turquie actuelle? Ou alors l'ancienne Byzance grecque, puis la Constantinople chrétienne, ou encore la capitale de l'empire ottoman, après la prise de la ville par le sultan Mehmet II le 29 mai 1453? Les traces de cette longue histoire se retrouvent un peu partout dans la vieille ville, alors que les quartiers au nord de la Corne d'Or se sont surtout développés à la fin de l'empire ottoman et dès la création de la jeune république de Mustafa Kemal en 1923. Le coeur de la vieille ville se parcourt aisément à pied, mais atteindre les autres quartiers nécessite le recours aux transports publics, que ce soit le tram, le bus ou le métro, ou encore les bateaux qui assurent le passage du Bosphore. Pour les Stambouliotes qui doivent franchir le Bosphore, les grands ponts suspendus leur ont rendu la vie plus facile, même si les encombrements de cette ville de presque 14 millions d'habitants ont déjà imposé la construction d'un troisième pont, plus au nord sur le détroit, pour assurer le transit par la route et le rail entre l'Europe et l'Asie.

Byzance et la Constantinople chrétienne - Les vestiges de cette époque sont encore visibles dans la ville historique, comme la colonne de Constantin, dans le quartier de Cemberlitas, qui se trouvait initialement au centre du Forum  de Constantin, ou surtout l'imposante Basilique Sainte-Sophie - la Sagesse Divine. La hauteur de ce bâtiment est vraiment impressionnante et démontre la maîtrise architecturale de ses créateurs. Commencée sous Justinien en 512, elle fut longtemps le plus grand bâtiment du monde. Une fois franchies les lourdes portes de bronze, on est subjugué par la hauteur et la clarté obtenue grâce aux multiples fenêtres. De belles mosaïques byzantines ornent encore quelques murs et une grande partie du dôme. La basilique chrétienne deviendra mosquée après la prise de la ville par les Ottomans, en 1453, puis elle sera convertie en musée en 1923, à l'avènement de la République turque.

La colonne de Constantin

 La Basilique Sainte Sophie

Intérieur de Sainte-Sophie

Mosaïque de Sainte-Sophie: Christ Pantocrator

Les signes musulmans dans Sainte-Sophie

Deux autres vestiges de l'époque byzantine et chrétienne sont l'Hippodrome (dont on ne voit aujourd'hui plus que l'emplacement et les deux obélisques qui l'ornaient), et la citerne souterraine de la Basilique, impressionnante construction possédant quelques particularités architecturales qui en rendent la visite particulièrement intéressante.

La Place de l'Hippodrome et l'obélisque de Théodose

La citerne souterraine de la Basilique


La prise de la ville par les ottomans en 1453 - Les murailles créées par Théodose à l'ouest de la ville, au Vème siècle, constituèrent une formidable défense qui protégea la ville des invasions pendant près de 1100 ans. Elles comportaient deux murs parallèles, avec un espace entre les deux permettant aux défenseurs de protéger le mur principal, un fossé maçonné aux parois verticales qui fut un obstacle majeur, et une série de tours. Elles étaient complétées par une "muraille de la mer" qui courait tout autour de la ville. Enfin, une très grosse chaîne métallique était tendue à l'entrée de la Corne d'Or pour en interdire l'accès aux navires ennemis. Mais au XVe siècle, la ville commença à perdre ses soutiens dans le monde chrétien, et les Ottomans en profitèrent pour lui donner un nouvel assaut. Sous l'égide du très jeune sultan Mehmet II (il avait à peine 19 ans quand il monta sur le trône!), une très puissante armée fur constituée, une flotte de guerre fut construite, une seconde forteresse fut construite sur le Bosphore pour bloquer l'arrivée d'éventuels renforts venus du nord, des canons énormes furent coulés, des matériaux et des munitions furent accumulés - bref, le Sultan fit des préparatifs inhabituels pour l'époque. Au printemps 1453, il massa ses troupes et ses canons face à la muraille terrestre de la ville et entama un siège et un bombardement qui durèrent trois mois. Les murailles endommagées étaient hâtivement réparées la nuit par des défenseurs nettement inférieurs en nombre, mais malgré cela, à l'aube du 29 mai 1453, les Ottomans réussirent une percée, l'empereur Constantin XI mourut en combattant sur la muraille, et le sultan Mehmet II pénétra en vainqueur dans la ville. Les habitants affolés s'étaient réfugiés dans la basilique Sainte-Sophie. Les pillages et les exactions durèrent trois jours, puis la vie retrouva son cours, les Ottomans imposant une nouvelle façon de vivre qui profita rapidement à toute la ville, dont l'économie se redressa.

Mur de Théodose - Porte de Topkapi


Murs de Théodose - La double muraille


Murs de Théodose - Dans le creux du terrain coule la rivière Lycos. C'est à la hauteur de la nouvelle mosquée qu'eut lieu la percée décisive, à la Porte de Charisius.


Le grand bazar - Constantinople étant le terme de la Route de la soie, il y a toujours eu beaucoup de commerce, et des caravansérails pour loger les marchandises transportées. C'est autour de l'un de ces caravansérails que se développa le grand bazar, dès 1455. Il ne cessa de s'agrandir et il compte aujourd'hui 4000 boutiques, sur une surface de 200'000 m2, le long de 58 rues intérieures. La nuit, les 18 portes sont fermées, de telle sorte que les marchands peuvent laisser leur marchandise exposée sans risque pendant la nuit. Tremblements de terre et incendies ont déjà ravagé le grand bazar, mais il a été reconstruit en partie en 1956, et il constitue toujours l'une des principales attractions de la ville. Même si les marchandises offertes par les marchands d'aujourd'hui sont parfois "polluées" par de articles de moindre qualité importé de Chine ou d'ailleurs, l'expérience d'une visite est incomparable. Et pour reprendre un peu son souffle, rien de mieux qu'un verre de thé dans le Bedestan, la partie la plus ancienne. Peut-être aussi l'occasion de réfléchir un peu, d'affiner son plan, avant de retourner marchander cet objet ancien qui vous aura tapé dans l'oeil! Le marchandage est le sel de toute transaction commerciale au bazar: y déroger est faire injure au vendeur.

L'une des 18 portes du Grand Bazar


En route vers la partie la plus ancienne


Le cours des monnaies sur grand écran fait partie des améliorations offertes aux touristes


Dans le centre le plus ancien, le Bedesten


Aucune rue intérieure n'est jamais semblable à une autre

Un autre bazar qui vaut aussi le déplacement: le Bazar Egyptien

On y trouve surtout des épices, au-delà de la grande porte

Les épices au Bazar Egyptien

La Mosquée Bleue et le Palais de Topkapi - Construite entre 1609 et 1616 sous le règne su Sultan Ahmet 1er, elle est l'une des plus belles de Constantinople, avec ses 6 minarets et sa grande cour d'entrée. Elle doit son nom à la prédominance bleue de ses riches mosaïques intérieures. Reprenant certains des éléments architecturaux de Sainte-Sophie (ouvertures latérales notamment), elle contient maints éléments que l'on retrouve dans quasiment toutes les mosquées de la ville: les successions de dômes et de clochetons qui semblent cascader depuis la base du dôme central. Elle est encore utilisée comme mosquée, et les visites doivent se faire en dehors des heures de prières. Ce quartier de la ville historique, ainsi que la place de l'Hippodrome, ont pris le nom de Sultanahmet en hommage au sultan qui construisit la Mosquée Bleue.

Mosquée Bleue _ La cour intérieure


Mosquée Bleue - Vue générale de l'intérieur


Mosquée Bleue - Le grand dôme


Mosquée Bleue - La taille des piliers correspond à la taille de la coupole


Mosquée Bleue vue de l'arrière


L'éclairage nocturne met particulièrement en valeur l'architecture

Le Palais de Topkapi, construit progressivement à la place de l'acropole byzantine, sur la colline stratégique entre Bosphore et début de la Corne d'Or, fut jusqu'au milieu du XIXe siècle la demeure des sultans - les maîtres de l'empire ottoman. Elle est devenue un musée qui abrite encore une partie du trésor des sultans, ainsi que quelques très précieux et très vénérés trésors de l'Islam, le sultan étant le gardien de ces trésors. La vue que l'on a depuis les jardins de Topkapi sur le Bosphore, sur la rive asiatique et le quartier d'Usküdar, sur la colline de Galata et sa tour génoise, et enfin sur la Corne d'Or, est absolument unique. Visiter Topkapi, c'est se replonger dans l'atmosphère unique de la cour ottomane.


Vue d'ensemble de Topkapi

Palais de Topkapi - La porte du Salut

Palais de Topkapi - La porte de la Félicité

Palais de Topkapi - Le Pavillon du Conquérant

 Palais de Topkapi - Vue sur le Bosphore

 Palais de Topkapi - Pavillon de Bagdad

 Palais de Topkapi - Palais de Revan

 Palais de Topkapi - Pergola de la Rupture du Jeûne

 Palais de Topkapi - Loggia

 Palais de Topkapi - La salle du Conseil, avec la fenêtre grillagée d'où le Sultan pouvait observer son Grand Vizir et ses mnistres

 Palais de Topkapi - La salle du Conseil Impérial


Palais de Topkapi - Pavillon depuis lequel le Sultan pouvait surveiller la Sublime Porte, qui donne accès au sérail - l'administration de l'empire.


Le Bosphore et la Corne d'Or - On ne peut pas vraiment sentir battre la vie d'Istanbul sans faire une petite croisière sur le Bosphore. Un moment privilégié, où défilent anciens palais, débarcadères animés, petits bistrots au bord d'une eau presque aussi calme que celle d'un lac, et surtout les nombreux navires qui transitent lentement entre les rives si proches de l'Europe et de l'Asie. Le calme de l'eau est trompeur: de violents courants obligent à une prudence extrême et au recours à des pilotes. L'intense trafic maritime est surveillé par 8 tours radar et régulé 24 h sur 24. Heures de montée, heures de descente, zones d'attente pour les navires dans la mer de Marmara au sud ou dans la mer Noire au nord. Les deux grands ponts suspendus, le pont du Bosphore (mis en service en 1973) et le pont Fatih Sultan Mehmet II, en hommage au conquérant de Constantinople (mis en service en 1988) marquent le développement de la ville; ils sont déjà insuffisants, il faut en construire un troisième, encore plus large, encore plus loin au nord sur le détroit. Le rythme lent de la croisière touristique permet d'apprécier paysages et bâtiments découverts au fil de l'eau, en particulier tous ces anciens palais ottomans construits dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui marquèrent la fin du Palais de Topkapi en tant que demeure du Sultan. Mais le plus séduisant est sans conteste ces yalis, les anciennes demeures privées tellement bien placées au bord de l'eau. Le tour en bateau sur le Bosphore est, malgré son aspect tellement touristique, un moyen merveilleux de rêver à la grande ottomane passée.

Navires de croisière à quai à Istanbul Moderne


Le palais de Dolmabahçe, construit en 1856 par le sultan Abdül Mehcit 1er qui en fit sa demeure.
Le pont du Bosphore (Boğaziçi Köprüsü) en turc) mis en service en 1973


Le Palais de Ciragan, construit par le sultan Abdülaziz en 1874


Un quartier résidentiel typique de la rive européenne


Rumeli Hisari - la forteresse contruite sur la rive européenne par Mehmet II avant l'attaque sur Constantinople, pour bloquer toute arrivée de renforts par le nord



Anadolu Hisari - la forteresse asiatique qui fait face à Rumeli Hisari et constitue ce que l'on appelle le "coupe-gorge", un formidable barrage du détroit.


Le second pont suspendu, Fatih Sultan Mehmet II, mis en service en 1988


Les convois traversant le détroit peuvent parfois prendre des formes surprenantes, comme cette plateforme pétrolière en route vers le sud

Un charmant yali


Le Palais de Küsüksu, sur la rive asiatique


La Tour de Léandre, l'une des plus anciennes forteresses à l'entrée sud du Bosphore


Retour à Eminönü, avec à gauche la mosquée de Yeni Cami, et à droite l'imposante mosquée Sulemaniyé



La Corne d'Or est un long bras de mer qui sépare la ville historique au sud de la ville moderne au nord. Protégé dans le passé par une grosse chaîne tendue entre les deux rives qui en interdisait l'entrée, ce fut le port d'attache de la flotte byzantine, puis ottomane. L'empereur romain Justinien y avait bien construit un pont, mais il disparut assez rapidement et pendant des siècles le passage vers la colline de Galata (appelée aussi Péra), tenue par les Gênois, se faisait en bateau. Le pont de Galata qui unit aujourd'hui les deux rives entre Eminönü et Karaköy, par où passent les voitures et le tram, est relativement récent. Sa forme actuelle ne date que de 1994. Jusqu'au début du XXe siècle, il fallait y payer un péage, même pour les piétons et les animaux. La Corne d'Or et plus particulièrement une colline qui la domine, fut le lieu d'observation privilégié de l'écrivain Pierre Loti.


La Corne d'Or vue par Google Earth


La Corne d'Or et le pont de Galata


L'observatoire de Pierre Loti au fond de la Corne d'Or


Un pont routier et ferroviaire assure le transit périphérique de masse 


Galata et la ville moderne - La colline de Galata, dominée par son antique tour, forme aujourd'hui le quartier de Beyoglu. On y accède par le pont de Galata, paradis des pécheurs qui attrapent quantités de petits poissons que les Stambouliotes adorent manger en friture. Sous le pont, des restaurants de poisson s'arrachent les clients; leurs terrasses au ras de l'eau, face au Bosphore et à son incessant trafic maritime, valent au moins autant que ce que l'on trouve dans son assiette. Une fois franchi le pont, on peut emprunter le Tunnel, un vieux funiculaire datant de 135 ans, qui vous conduit au sommet de la colline et à Istiklal Cadesi, la grande artère piétonne encore sillonnée par un antique tram qui vous amènera à la place Taksim, encombrée de bus et de taxis et qui forme le coeur de la ville moderne. Les anciennes maisons tendent à disparaître rapidement, au grand dam des défenseurs du patrimoine qui assistent impuissants à la rapide transformation du caractère architectural de la ville moderne.


Pécheurs sur le pont de Galata. Au fond, la Tour de Galata


Le Tunnel, le vieux funiculaire qui monte à l'assaut de la colline de Galata


Beyoglu, la Place du Tunnel


La foule des piétons sur Istiklal Cadesi


Le vieux tram Taksim - Tunnel, sur Istiklal Cadesi


Les vieilles maisons du XIXe siècle, menacées de disparition


Taxis et bus sur la Place Taksim


Les Stambouliotes - Une partie non négligeable d'une visite d'Istanbul est l'observation de ses habitants. Ils adorent discuter, assis sur des tabourets ou des chaises basses, mais ils doivent aussi utiliser leurs bras et leurs épaules pour transporter les marchandises dans les rues étroites de la vieille ville historique. J'ai vu une véritable colonne de portefaix, ployants sous le poids des ballots de tissus; on se sent bien mal à l'aise devant tant d'efforts et un spectacle auquel la vie genevoise ne nous a jamais habitués. Les activités sont aussi souvent liées à l'alimentation, avec le transport à dos d'homme des denrées, avec aussi ces hommes qui portent sur leur tête ces grands plateaux débordants de petits pains odorants, ou encore avec le découpeur de shawarma ou le grilleur de petits poissons... scènes de rues qui enchantent, vues avec l'oeil helvétique, mais qui constituent toute l'essence de la vie des petites gens d'Istanbul.


Discussions matinales


Au Bazar Egyptien




Dans les petites rues, uniquement piétonnes, de la vieille ville


On tranche le shawarma


On grille les poissons en plein air jusque tard dans la nuit

Les traditionnels sandwichs aux poissons grillés à Eminönü

Sur la Corne d'Or, entre pécheurs, ou entre copains?

Grands projets - A côté de la vie débordante d'activités de la ville historique, il y a la vie de la grande capitale économique de la Turquie, avec ses quelque 14 millions d'habitants, qui ont besoin de se déplacer, tous les jours par le métro, le tram, le bus, les nombreux ferries qui cabotent entre les deux rives du Bosphore. Trois grands projets tentent de résoudre ces problèmes de déplacement: 1) le projet Marmaray: construction d'une ligne de métro qui traverse le Bosphore en tunnel, entre Sultanahmet à l'ouest et Usküdar à l'est et inaugurée dans une certaine précipitation le 23 octobre 2013, jour du 90e anniversaire de la proclamation de la république. 2) La construction d'un troisième pont sur le Bosphore, plus au nord que les deux ponts suspendus déjà existants, projet issu d'un bureau de génie civil genevois et dont l'ampleur bat plusieurs records mondiaux; il comportera 2 voies ferrées et 8 pistes d'autoroute. Enfin, 3) construction d'un troisième aéroport au nord de la ville, près de la mer Noire et desservi par le troisième pont; ce devrait être le plus grand aéroport du monde, rien de moins! Cela aussi fait partie d'Istanbul aujourd'hui, et démontre son incroyable vitalité démographique et économique. Il y a donc bien a long chemin parcouru entre Byzance, Constantinople et Istanbul, dans ce lieu géographiquement si privilégié, passage nord - sud entre mer Noire et mer Méditerranée, et est - ouest entre Asie et Europe, ultime étape jadis de la Route de la Soie, pivot aujourd'hui du trafic aérien entre l'Europe et le Proche et Moyen-Orient  et surtout avec l'Asie Centrale.


Le projet Marmaray, tunnel ferroviaire sous le Bosphore pour relier Sultanahmet et Usküdar. La ligne a été inaugurée le 23 octobre 2013


Le troisième pont, conçu par un bureau d'ingénieurs genevois


Construction des piles du troisième pont (état à fin 2013)


Emplacements du troisième aéroport en construction, au nord-ouest de la ville, et du troisième pont sur le Bosphore


Il faut aller à Istanbul, par goût de l'histoire ou pour l'incroyable dépaysement que l'on y ressent, porte de l'Asie, poumon économique d'une Turquie qui ne cesse d'étonner, berceau des civilisations byzantines et ottomanes, étonnant dépositaire de modes de vie presque disparus et dont les vestiges enchantent le visiteur.